« Indispensables et indésirables », tel est le titre du livre passionnant de l’historien Laurent Dornel. Qui sont ces hommes qui tourmentent ainsi l’État français durant la Première Guerre mondiale ? Des travailleurs coloniaux et des immigrés chinois que le pouvoir vient de recruter…
« Indispensables et indésirables », tel est le titre du livre passionnant de l’historien Laurent Dornel. Qui sont ces hommes qui tourmentent ainsi l’État français durant la Première Guerre mondiale ? Des travailleurs coloniaux et des immigrés chinois que le pouvoir vient de recruter.
Le conflit bat son plein, on meurt en masse sur les champs d’horreur, et les bras manquent pour faire tourner la machine de guerre à plein régime. La mobilisation des femmes dans les industries de guerre ne suffisant plus, le gouvernement d’Union sacrée tourne alors son regard vers cet immense réservoir de main-d’oeuvre que représente l’Empire colonial. Pour la première fois de son histoire, la France devient une terre d’immigration massive. Ils seront ainsi plus de 200 000 à fouler le sol de la patrie des droits de l’homme et à découvrir l’univers usinier. Ils sont Maghrébins, et de statuts différents puisque seule l’Algérie est une colonie ; ils sont Malgaches, Indochinois, et donc Chinois, ressortissants d’un pays indépendant mais gérés par l’État français comme s’ils étaient des colonisés. Ils ont été recrutés et affectés à des postes correspondant aux qualités de leurs races respectives : ainsi le Malgache est docile mais peu robuste, tout comme l’Annamite indolent qui excelle dans les « travaux d’adresse » , ce qui en fait une « main d’oeuvre quasi féminine » ; le Chinois du nord est plus indiscipliné que celui du sud, plus robuste et docile… Il y a des races faites pour le labeur industriel comme il existe des races faites pour la guerre1, c’est ainsi…
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Indispensables, ces hommes le sont donc pour produire de quoi poursuivre la boucherie. Indésirables, ils le sont tout autant car le gouvernement se méfie des conséquences qu’un séjour prolongé sur la terre de France pourrait produire sur des individus qui n’ont connu jusqu’alors et pour la plupart que l’ordre colonial et le code de l’indigénat. Ils pourraient prendre goût à une liberté, même relative, au point d’en devenir insolents…
Cette masse ouvrière qui débarque en masse à partir de 1916 est donc à surveiller comme le lait sur le feu. Tout d’abord, il faut apprendre à ces « grands enfants paresseux » l’ordre, la discipline, l’assiduité au travail et le respect du à la race supérieure. Il faut également qu’ils comprennent qu’ils ont un lieu d’affectation et qu’il n’est pas question qu’ils l’abandonnent et se transforment en travailleurs libres ou se mettent à vagabonder pour échapper aux conditions de travail et de vie qu’on leur impose ; car ces travailleurs coloniaux furent loin de se montrer dociles en toutes circonstances. Il faut tout faire pour empêcher que les « races » se côtoient, voire même que ces hommes à la « mentalité primitive » développent des relations amicales avec les travailleurs français. Tout est fait pour qu’ils restent entre eux et « se mêlent le moins possible à notre vieille race française » : Laurent Dornel souligne que la volonté de l’Etat est bien de « favoriser le maintien de la culture d’origine » car ces hommes, par essence inassimilables, sont destinés à retourner chez eux la guerre finie. C’est pourquoi le pouvoir craint par dessus tout que ces coloniaux à la sexualité évidemment débridée n’abusent de la crédulité des jeunes femmes françaises, les poussent au mariage ou, pire, les engrossent. Le métissage, c’est l’ennemi : « toléré en situation coloniale [il est] impensable lorsqu’il met en cause la domination blanche » en France comme de l’autre côté de la Manche. Comme l’a écrit le Sunday Times, « nous trouvons naturellement choquant que des hommes de couleur fréquentent des femmes blanches, même les plus humbles ».
En 1919-1920, la plupart des Indésirables ont été rapatriés. Leur séjour en France en a-t-il fait de loyaux sujets ? Rien n’est moins sûr…
[Version audio
disponible]
Christophe Patillon,
12 mars 2025.
1Stéphanie Soubrier,
Races guerrières. Enquête sur une catégorie impériale 1850-1918, CNRS Editions, 2023.
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Source :
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Autorisation générale de publication intégrale des articles du blog de Christophe Patillon.
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A LIRE et A ÉCOUTER, en accès libre, sur le blog de Christophe Patillon.
■ A ÉCOUTER, un entretien sur le livre coordonné par Jean-Pierre Crom “La chicotte et le pécule. Les travailleurs à l’épreuve du droit colonial français (19e-20e siecles)”, Presse Universitaires de Rennes, 2021.
Comment la France a-t-elle organisée le travail forcé des autochtones de ses colonies après l’abolition de l’esclavage en 1848 ?
●”Apres l’esclavage, le travail forcé”, 27 juin 2024
■ A LIRE.
Au Cameroun, ancienne colonie allemande, dans un territoire confié par la Société des Nations à la France, la réédition de 3 rapports d’époque sur la mise au travail des autochtones.
●”Cameroun 1939. Le turbin et les autochtones”, 20 novembre 2024.
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A LIRE, sur les travailleurs chinois recrutés en Chine (qui n’etait pas une colonie) via des contrats de durées limitées pour venir travailler, notamment dans les unités d’appui militaire présentes au front, réparer les routes, nettoyer les chars et les camions, également comme brancardiers ou fossoyeurs, comme démineurs ou dans les usines d’armement, en France, au Royaume-Uni et en Russie, pendant la première guerre mondiale (plus d’un demi million, dont 200000 en Russie, les travailleurs engagés par la France et le Royaume-Uni étant concentrés en France, une partie importante de ceux engagés par le Royaume-Uni étant présents à Boulogne Sur Mer) et dont les tombes des morts se trouvent dans des carrés spécifiques de nombreux cimetières de la premiere guerre mondiale, y compris en Belgique. Présents dans un climat hostile et parfois violent, y compris de la part de travailleurs français (ou anglais) craignant une concurrence économique, traités souvent comme des coolies, des émeutes, avec morts, et des mouvements sociaux auront lieu. Une très grande majorité retournera en Chine, une petite minorité y devenant acteurs des luttes politiques et syndicales de gauche reformistes et révolutionnaires. Une faible minorité restera en France, certains y devenant dirigeant syndical des mineurs ou militants de gauche, une partie importante commerçants ou restaurateurs, ou au Royaume-Uni. Ils sont les ascendants d’une partie des familles des communautés chinoises présentes dans ces pays.
Le lien donne accès au sommaire et au départ du sommaire à chaque chapitre.
■”Les travailleurs chinois en France pendant la première guerre mondiale”, sous la direction de Li Ma, maître de conférence à l’ULCO, Université du Littoral Côte d’Opale, à Boulogne Sur Mer, 27 auteurs dont 1 Belge, CNRS Éditions, 2012 ( 22 chapitres et sous chapitres distincts).
■”Les travailleurs chinois recrutés en France pendant la grande guerre”, Yves Tsao, Presses Universitaires de Provence, 2018 (13 chapitres).